Entreprise libérée : jusqu’où est-ce possible ?

On reparle beaucoup, ces temps-ci, de l’entreprise libérée. Voici un concept mêlant vision de l’homme et organisation du travail, qu’il est intéressant d’analyser. Si le postulat semble juste, libérer les salariés du poids d’une hiérarchie trop lourde et des contraintes d’une structure trop rigide, jusqu’où est-il possible de le mettre en acte ? Un nouvel ouvrage, coordonné par Mathieu Detchessahar, L’entreprise délibérée. Refonder le management par le dialogue, rouvre le débat.

 

Entreprise libérée : impasse du libéralisme ?

 

« Seuls 6 % des salariés interrogés en février-mars 2018 par l’institut de sondage Gallup s’affirmaient engagés au travail ! L’aspiration au changement de mode de travail serait largement partagée, par de nombreux cadres et dirigeants. Certains proposent de « libérer l’entreprise » et promeuvent l’autonomie, la liberté, la réduction des hiérarchies. D’autres réformateurs rêvent d’« agilité organisationnelle » ou d’holacratie », lisait-on le 10 avril dernier dans Le Monde.

 

A l’origine de l’idée d’entreprise libérée, nous trouvons la pensée presque rousseauiste selon laquelle l’homme aime travailler

 

A l’origine de l’idée d’entreprise libérée, nous trouvons la pensée presque rousseauiste selon laquelle l’homme aime travailler, qu’il fera bien son travail, pourvu que celui-ci ait du sens et qu’on lui permette de se réaliser en le faisant. Poussons la pensée jusqu’au bout, nous arrivons à cela : l’homme est bon et cherche ce qui est juste pour lui-même et pour le bien commun.

Parti pris séduisant. Toutefois, il s’affirme à l’encontre de la philosophie libérale sur laquelle notre société a établi ses bases. Jean-Claude Michéa l’a mis en évidence depuis une vingtaine d’années : la pensée libérale a poussé sur les décombres d’une Europe ensanglantée par les guerres de religions, à partir du XVIe siècle. Le libéralisme postulerait que l’homme n’est pas bon en soi et qu’il faut le raisonner et lui mettre des limites afin qu’il ne tue pas son prochain. Cette pensée est née concomitamment de l’œuvre d’écrivains et de moralistes qui n’avaient pas une vision idyllique de la société des humains : Pascal, La Rochefoucauld, Stuart Mill…

Comment concilier ces deux pensées antinomiques ?

 

Libérer, mais jusqu’où ?

 

Ainsi dans son ouvrage, Mathieu Detchessahar estime que l’on arrive inévitablement aux limites du principe de l’entreprise libérée. « Les organisations ne peuvent pas être le monde de l’autonomie et de la liberté ! Elles sont au contraire le monde des dépendances assumées dans lequel chaque participant renonce à déterminer seul son action pour la définir de façon coopérative avec les autres… et faire mieux ensemble ».

Car, si libérer l’initiative personnelle est une bonne chose, dans une certaine mesure, l’une des premières tâches d’un entrepreneur consiste à mettre en place des règles et un cadre, afin que tous aillent dans la même direction, dans un respect mutuel et dans un élan général.

 

Il faut donc, dans tous les cas, mettre en place un cadre et intégrer la dimension humaine dans les finalités.

 

Les critiques à l’égard de l’entreprise libérée sont connues et sont, pour certaines, à prendre en considération. Personnellement, je ne crois pas trop au risque de désignation de boucs émissaires, un phénomène de groupe classique, que l’anthropologue René Girard a bien analysé. Je peux même dire que dans les organisations que j’ai accompagnées, ce risque était bien moins prégnant après la transformation, qu’il ne l’était avant.

En revanche, le principe de la « servitude volontaire », énoncé par La Boétie au XVIe siècle peut s’activer : personne ne nous oblige à travailler jusqu’au burn-out, sinon un mécanisme intérieur d’asservissement à une personne ou une cause, le plus souvent inconscient. Il faut donc, dans tous les cas, mettre en place un cadre et intégrer la dimension humaine dans les finalités.

 

Aller vers plus d’autonomie

 

Gardons-nous cependant de jeter le bébé avec l’eau du bain, il y a beaucoup de choses à prendre dans cette approche de l’entreprise libérée. Par exemple : laisser aux collaborateurs plus d’autonomie et de liberté sur le Comment (Cf. « RESPONSABILITÉ / LIBERTÉ / SOLIDARITÉ, un principe de management des Forces Spéciales » ; ne pas cantonner les managers à un travail de surveillance et d’évaluation administrative ; accompagner les personnes sur leur chemin d’autonomie. Et encore, former à la prise d’initiative et développer le principe de subsidiarité, qui revient à laisser faire à chaque échelon ce que chacun a la capacité de faire, sans centraliser toutes les décisions.

Car finalement, la vie des hommes dans une entreprise n’est pas si différente de leur vie dans le monde. L’homme est à la fois bon et mauvais ; travailleur et paresseux ; volontaire et velléitaire. Une société qui fonctionne est celle qui pousse les hommes à développer leurs vertus et à contenir leurs penchants négatifs. Il en est de même pour les entreprises.