Les émotions donnent du sens à nos actions

Contrairement à certaines idées reçues, les émotions ne sont pas un frein à l’intelligence et à la prise de décisions. Bien au contraire, démontre le neuroscientifique António Damásio, sans émotion il nous serait impossible de donner du sens à ce que nous faisons et de prendre les bonnes décisions. C’est parce que l’intelligence humaine est reliée au corps, réceptacle d’émotions, qu’elle demeure supérieure à l’intelligence artificielle. Pour l’instant…

Comparer le cerveau humain à un ordinateur doté d’algorithmes chargés d’effectuer des raisonnements est une erreur, explique le neuroscientifique António Damásio, directeur du Brain and Creativity Institute de l’University of Southern California. C’est en tout cas une manière partielle et relativement erronée d’envisager l’intelligence humaine, démontre-t-il dans son nouvel ouvrage, L’Ordre étrange des choses*.

Biologiquement, la vie a quatre milliards d’années, mais il n’existerait des cerveaux que depuis environ 500 millions d’années, ce qui signifierait que de nombreux organismes se sont parfaitement adaptés, prenant des décisions intelligentes sans penser, sans avoir d’idées ou d’images à l’esprit – sans même avoir d’esprit. Il existerait donc, estime-t-il, « une forme d’intelligence préréflexive et précognitive, fondamentale pour la survie ». Ce que l’étude des émotions et des sentiments, plus généralement de l’affectivité, peut permettre de comprendre.

 

Les patients vivant coupés de leurs émotions prenaient toujours les mauvaises décisions

 

Sans émotion, il serait impossible de prendre les bonnes décisions

 

Par l’étude de cas cliniques, les équipes du professeur Damásio ont démontré que les patients vivant coupés de leurs émotions prenaient toujours les mauvaises décisions. Ceux qu’ils appellent « les patients de type Elliot » sont des personnes présentant des lésions de certaines régions du cortex préfrontal.

Leurs connaissances sont intactes, ils sont capables de raisonner, mais sont privés de résonance affective. Par conséquent, en dépit de leur capacité de raisonnement, ils sont incapables de moduler ces raisonnements en fonction de leurs émotions positives ou négatives. Au bout du compte, ils tournent en rond avec de grandes difficultés à prendre une décision.

 

Il n’y a aucune raison de poursuivre une tâche qui n’aurait aucun sens

 

Les émotions donnent du sens

 

Ces « patients de type Elliot » ne parviennent pas à garder un travail. Ce sont pourtant des personnes à l’intelligence normale, mais il leur manque un élément essentiel. Ce qui leur fait défaut, c’est le mouvement interne, c’est l’incitation, la stimulation intérieure, qui poussent à trouver du sens dans ce que l’on fait.

Là serait la méprise fondamentale des cognitivistes et, plus généralement, de très nombreux occidentaux influencés par la pensée cartésienne, insiste António Damásio : la raison n’est pas « un mécanisme suffisant pour relever les défis de la vie courante et déterminer les comportements adéquats en fonction des situations. »

Pour effectuer une tâche, pour mener à bien un travail, il faut se sentir relié aux autres et y trouver de la satisfaction. Sans cet « ensemble de récompenses émotionnelles », il ne peut y avoir d’élan ; il n’y a aucune raison de poursuivre une tâche qui n’aurait aucun sens. Ce n’est pas notre raison qui nous fait lever le matin et aller au travail, ce sont nos émotions et nos sentiments. Ce sont des sensations qui se déroulent dans notre corps, en amont de tout raisonnement. Nos émotions donnent donc du sens à nos actions, ce qui rejoint les travaux de Daniel Goleman sur l’intelligence émotionnelle.

 

En situation de crise, on n’a pas le temps d’analyser chaque élément rationnellement

 

L’intelligence humaine reste supérieure grâce aux émotions

 

Si l’intelligence humaine demeure supérieure à celle d’un ordinateur ou à toute intelligence artificielle, pour Damásio, c’est parce qu’elle est reliée à un corps humain, c’est-à-dire qu’elle allie la raison au cœur. Biologiquement, cela s’explique par le fait que le tronc cérébral et le cortex insulaire qui contrôlent les émotions sont beaucoup plus anciens que le cortex cérébral qui contrôle le raisonnement et le langage. Il y a donc un échange permanent entre les émotions du corps et l’intelligence rationnelle.

Or, le corps est un  écosystème puissant d’émission et de réception d’informations. Il peut, ainsi avoir des pressentiments et des perceptions extrasensorielles qui conduisent à prendre des décisions hors de la pure logique, ce que des machines ne peuvent pas faire. En situation de crise, on n’a pas le temps d’analyser chaque élément rationnellement, il peut être nécessaire d’agir à l’instinct, de manière intuitive.

 

L’être humain pense mieux et plus loin parce qu’il pense aussi en fonction de ses émotions

 

La créativité est affaire d’émotion

 

La créativité se nourrit, elle aussi, des émotions, elle est en partie hors du champ de la raison pure. Il en est de même de la politique, de la stratégie, de la diplomatie et de la direction d’hommes et de femmes. A ce sujet, António Damásio fait remarquer qu’il serait impossible de « confier à un logiciel la conduite de la politique étrangère des Etats-Unis vis-à-vis de l’Iran et de la Corée du Nord […], car ce qui est en jeu ici est de l’ordre de l’humain et du collectif ».

Si le scientifique considère qu’il sera sans doute possible de faire « penser » des intelligences artificielles comme celles des humains en leur adjoignant un « substrat spécifique, le corps », qui leur apporte « une sorte d’intériorité », il est cependant formel sur un point : aujourd’hui, l’être humain pense mieux et plus loin parce qu’il pense aussi en fonction de ses émotions. La pensée se nourrit du cœur, et ce n’est pas une faiblesse. Bien au contraire, c’est même la définition originelle du terme courage, le « cœur qui agit ».

* https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/neurosciences/ordre-etrange-des-choses_9782738136084.php