Comme toujours, les choses sont à la fois complexes et paradoxales. D’un côté, la possibilité du télétravail a sauvé bien des entreprises et, sans doute, des vies. D’un autre, cela a créé des inégalités sociales et professionnelles.
D’un côté, on nous annonce que 84% des salariés veulent revenir au bureau pour y travailler ; d’un autre, que 55% des Français ne seraient pas opposés à un recours plus fréquent au télétravail, à l’avenir. Comment concilier tous ces désirs contradictoires avec les nécessités économiques, organisationnelles et sanitaires à partir du 11 mai ?
C’est à un véritable management stratégique que sont appelés les dirigeants, et tous les managers.
La Fête du Travail a des résonances toutes particulières, cette année. Car, pour la plupart d’entre nous, ce premier mai nous serons à la maison, comme depuis près de deux mois. Théoriquement, nous ne travaillerons pas, et c’est cela qui en fait un jour particulier.
Mais j’écris bien théoriquement, car le fait que 6,6 millions de Français travaillent à domicile depuis plusieurs semaines a sans conteste modifié bien des choses. D’abord, dans notre relation au travail, ensuite dans notre rapport au monde, et enfin aux autres. Il n’est plus si facile, pour certains, de distinguer ce qui est du domaine de la vie privée de celui de la vie professionnelle.
Il semble que certains salariés, qui n’ont pas d’enfant à domicile, aient surinvesti leur temps dans le travail, tandis que ceux dont les enfants étaient confinés à domicile ont eu parfois le plus grand mal à concilier les exigences de leurs enfants (scolarité, jeux, attention…) avec celles de leur travail.
A période particulière, exigences particulières, je ne pense pas que la plupart des managers aient tenu rigueur à ces salariés de leurs difficultés à tout concilier. Mais qu’en sera-t-il après le 11 mai, lorsque la plupart des salariés pourront – théoriquement – retourner au travail ?
Encore une fois, nous sommes là dans la théorie car, outre le fait que certaines entreprises risquent de n’être pas en mesure d’accueillir tous les collaborateurs dans leurs locaux, tous les enfants ne seront pas retournés à l’école ; cela, sans compter la défiance d’un grand nombre de parents, qui ne souhaitent pas renvoyer leurs enfants à l’école dans l’immédiat. Et si certains ont pris goût au télétravail, d’autres sont à bout et n’aspirent qu’à retrouver le chemin de l’open-space, de la machine à café et la compagnie des collègues.
Télétravail généralisé, le positif…
William Plummer estime que le télétravail pourrait devenir la norme de manière durable et en veut pour preuve une étude d’Odoxa selon laquelle « une majorité de Français (55%) ne serait pas contre l’idée, à l’avenir, d’être plus souvent en télétravail qu’avant ». Plus souvent en télétravail qu’avant, cela ne veut pas dire que la majorité des Français souhaiterait ne faire que du télétravail.
Toutefois, à en croire les chiffres de la Dares (direction des statistiques du ministère du travail), seuls 1,8 million des salariés pratiquaient le télétravail de manière régulière ou occasionnelle en 2017, alors que plus de 6,6 millions de Français en ont désormais fait l’expérience, confinement oblige.
On peut donc légitimement avancer l’hypothèse que parmi ces millions de Français qui ont découvert le télétravail, un certain nombre s’en soit bien accommodé et ne voit pas sans une certaine appréhension un retour aux horaires de bureau.
Effectivement, le télétravail permet, à condition de savoir bien s’organiser, une certaine souplesse et un gain de temps, voire de productivité qui ne sont pas choses négligeables. Je pense par exemple aux Franciliens qui passent d’ordinaire beaucoup de temps dans les transports (une heure et demie quotidienne en moyenne).
Sur une semaine de cinq jours de travail, ce sont sept heures et demie d’économisées, ce qui n’est pas rien, même si beaucoup profitent de ce temps de trajet pour travailler (mais pas dans des conditions aussi optimales), lire la presse ou exécuter d’autres tâches nécessaires.
Il faut encore prendre en compte le fait qu’avoir plus de souplesse dans son organisation quotidienne du travail permet de déposer ou d’aller chercher ses enfants à l’école, ou encore de dégager plus de temps pour d’autres activités comme le sport, le divertissement, la culture…
… et le négatif
Mais l’envers de la médaille, c’est cet autre sondage, réalisé par Henoch Consulting. 84% des salariés souhaiteraient revenir au bureau. « Les salariés aujourd’hui en télétravail ne sont pas revendicatifs, mais inquiets pour leur sécurité et pour la pérennité de leur emploi », affirme Sabrina Kemel, avocat en droit du travail chez FTMS, dans Le Figaro économie.
Il faut entendre leurs craintes, ne pas faire fi de leurs interrogations. Lorsque l’on est éloigné du bureau, isolé de ses collègues et de ses managers, on peut se sentir hors du pôle de décisions, on peut craindre que la cohésion d’équipe se délite, et qu’on nous oublie ou nous laisse sur la touche.
La communication est plus compliquée, elle peut donner lieu à des incompréhensions, à distance, alors que se parler en face à face résout souvent bien des mécompréhensions ou des doutes.
Enfin, il n’est pas évident pour tout le monde que le fait de travailler à domicile ne génère pas des tensions au sein du couple ou de la famille. Tous ne peuvent pas bénéficier d’un lieu calme, isolé, propice au travail et qui n’empiète pas sur la vie de famille.
Plusieurs DRH ont déjà relevé que certains de leurs collaborateurs souffraient d’isolement ou arrivaient à saturation, et un grand groupe a relevé que la dynamique de groupe fonctionnait mieux lorsque TOUT LE MONDE était en télétravail.
Le fait que certains reprennent le chemin du bureau à partir du 11 mai, tandis que d’autres poursuivront le confinement, risque de générer des tensions, au minimum de créer de la distance entre les personnes. Il convient d’y être très attentif. C’est pourquoi, en se méfiant des décisions hâtives, il convient d’élaborer un management stratégique de la reprise.
Management stratégique de la reprise : apprendre et anticiper
Il va falloir être très attentif, dans les semaines qui viennent, sur la manière dont le déconfinement et le retour progressif au travail seront mis en place. Les dirigeants, bien sûrs, mais plus encore les managers, vont avoir un rôle crucial dans la mise en œuvre de cette stratégie. C’est à eux que revient d’être à l’écoute et à l’observation de chacun des membres de leurs équipes. Il conviendra d’être attentif à tous les signaux qui pourraient signifier du stress, des situations de mal-être ou d’incompréhension.
Comme toujours, la question du sens sera essentielle, et il importera d’user de pédagogie pour expliquer aux uns pourquoi ils peuvent ou doivent revenir au bureau, tandis que d’autres resteront à domicile, qu’ils le souhaitent ou non.
Nous savons que le moral des collaborateurs est une clé, non seulement de leur bien-être mais également du bon fonctionnement et de la performance de l’entreprise. Attention donc à ceux qui veulent d’ores et déjà « réinventer le travail », comme j’ai pu le lire ici ou là. Je crois, en effet, que s’ouvre à nous une période de nécessaires changements, dans de nombreux domaines incluant la mission, l’organisation et le fonctionnement des entreprises.
Mais il serait utopique d’imaginer régler cela à la va-vite, en se lançant dans une transformation hâtive ou en échafaudant des théories qui ne pourront pas être appliquées. Nous sommes en situation de crise et le paysage s’éclaircit au fur et à mesure que nous avançons, pas à pas et en s’efforçant en permanence d’être en capacité de changer de cap rapidement. Cela demande d’être pragmatique, flexible et ouvert.
Un rapport remis à la ministre du travail, Muriel Pénicaud, par des députés de la majorité, préconise d’amplifier la pratique du télétravail, lequel « pourrait devenir durable. »
Sans doute est-ce le sens de l’histoire, puisque les nouvelles technologies et le développement de notre société permettent une facilitation du travail à domicile. Cela devra toutefois être appliqué au cas par cas, et en concertation entre les équipes dirigeantes, les managers et les collaborateurs.
Que ces derniers trouvent dans une possibilité de télétravail plus régulière un nouvel élan de motivation, tant mieux ! Mais cela devrait émaner d’une réflexion plus globale sur le travail à moyen et long terme qu’à court terme. Le télétravail ayant été imposé par la nécessité sanitaire à un très grand nombre de salariés, il conviendra dans les prochaines semaines de leur offrir la possibilité de rejoindre leurs équipes et leurs dirigeants dans des conditions de sécurité satisfaisantes.
Ensuite, devra s’engager une réflexion structurante sur les enseignements de cette crise, conduisant à travailler sur le renforcement de la résilience de l’organisation au changement et sur les évolutions nécessaires apparues grâce au Covid-19.